Interview exclusive : Lara Gut-Behrami
©Elena Guinzbourg, restaurant Vitello d’Oro à Udine
Prendre le temps, enfin
À 32 ans, elle a remporté toutes les compétitions parmi les plus prestigieuses au monde. Si sa motivation à concourir a pu varier au fil du temps, sa passion pour le ski est restée intacte. Aujourd’hui, plus de quinze ans après son premier podium en Coupe du monde, Lara Gut-Behrami est sereine, proche d’avoir atteint ce fameux équilibre de vie et prête à voir au-delà de son métier de sportive de haut niveau. Rencontre.
Vous commencez le ski très jeune, au sein d’une famille où le sport semble être une évidence. À quel moment comprenez-vous que de passion, le ski se transformera en véritable métier ?
Si dans ma famille le sport a en effet toujours été une priorité, une sorte de rituel, jamais je n’ai été poussée à faire quoi que ce soit. Pour moi, le samedi c’était ski, là où d’autres pratiquaient le foot ou la natation. Et si cela restait dans le domaine du loisir, ma personnalité a fait que, très vite, c’est devenu quelque chose dans lequel je me suis énormément investie. Étant très compétitive, je ne percevais pas le ski dans sa dimension uniquement ludique, mais déjà à travers le prisme de la victoire, qui passe par le fait d’« être capable de », de « s’améliorer », de « faire ».
À 15 ans, je courais encore dans les catégories juniors, deux ans plus tard je gagnais déjà des médailles chez les professionnelles (ndlr : deux médailles d’argent obtenues en descente et en combiné alpin lors des Championnats du monde 2009 à Val-d’Isère). Ce n’est pas là que je prends la décision d’en faire mon métier, mais c’est à ce moment-là que des sentiments nouveaux apparaissent : j’aime la sensation de la course, la liberté que cela me procure, mais je côtoie aussi la frustration de ne pas réussir. Un cocktail d’émotions, de ressentis, que je ne connaissais pas jusqu’alors, ou du moins pas avec cette intensité, ni de manière simultanée. Cela m’angoissait. Je ne me reconnaissais pas là-dedans. Et ensuite, tout s’est enchaîné.
©Elena Guinzbourg, restaurant Vitello d’Oro à Udine
La course est lancée et vous enchaînez les victoires. La médiatisation survient d’emblée et semble s’intensifier à mesure que vous progressez. Comment tenir face à tant de pression ?
Sur le moment, on ne se rend pas compte, car tout va extrêmement vite. Avec le recul, j’avais la sensation de vivre une vie qui n’était pas la mienne. Je n’en comprenais pas les règles du jeu. J’étais très jeune, incapable de réagir et, pour les personnes autour de moi, c’était compliqué de gérer cette situation. Car elles non plus n’avaient pas les « codes », les règles.
J’avais la sensation de devoir grandir rapidement. J’étais seule, seule sur mes skis et seule aussi dans ma vie privée car je n’avais pas le temps pour cet aspect. Seule face à mes choix également qui sont parfois loin, très loin, de la normalité. On fait des fautes dont, encore une fois, on n’a pas conscience. On grandit, on mûrit. À la différence près que tout le monde nous voit. Cela attire des critiques, des malentendus. Et avec la médiatisation, mais aussi les réseaux sociaux, cela devient encore plus compliqué de trouver des repères. Je donnais une image bien loin de celle que j’étais réellement, car il fallait faire croire que tout allait pour le mieux.
En 2017, vous venez de remporter le grand Globe du classement général de la Coupe du monde, qui fait de vous la no 1 mondiale. Vous vous blessez gravement au genou – à la suite d’une chute lors des Championnats du monde de Saint-Moritz –, marquant ainsi un brusque temps d’arrêt dans ce tourbillon que semble être votre vie à cette période. Comment avez-vous géré cela ?
Tout d’un coup, c’est comme si j’avais appuyé sur pause. Je prends alors le temps de réfléchir, pour la première fois sans doute. Que suis-je en train de faire ? Est-ce que mes choix me correspondent ? Ce furent quatre mois d’introspection importants, même si je ne comprends pas tout à ce moment-là. Une partie de la porte s’ouvre, mais pas totalement.
Je réalise que j’aime mon sport, mais que je dois faire des choix totalement différents.
Débute au même moment l’ère plus « bienveillante » du sport, où l’on commence à critiquer le « no pain no gain » et à parler de santé mentale et d’équilibre. Quelle perception avez-vous de cela ?
Certes, les thèmes de santé mentale, de dépression sportive ont commencé à ne plus être tabous. Mais, en même temps, les réseaux sociaux et le boom d’informations médiatiques ont incité les acteurs du monde du sport à se mettre encore plus en scène, à prendre plus de risques, parfois même à dépasser leurs limites.
Après tant d’années, et face à cette évolution évoquée du métier d’athlète professionnel, votre amour du sport s’est-il étiolé ?
Absolument pas. J’ai toujours eu du plaisir à skier. Depuis toujours je mets les skis et cela fonctionne. Mais aujourd’hui je gère le sport de manière différente. Je ne me sens plus forcée de jouer un jeu. Si mon accident a été un déclic en m’ouvrant les yeux sur le fait que ça n’allait pas, je n’ai pas à cette époque compris pourquoi, ni délimité les problèmes. Ce n’est que plus récemment que j’ai poursuivi ce processus et terminé d’ouvrir la porte.
Mon mari m’a beaucoup aidée à discerner ce que je ne veux pas faire, mais aussi ce que je veux faire maintenant, à l’instant T. Être ancrée dans le moment présent, sans tout planifier et me dire que la chose que je dois bien faire c’est en ce moment et non demain, ou dans trois semaines. Cela enlève beaucoup de pression. Cela fait prendre aussi du recul, et laisse la possibilité à d’autres centres d’intérêt d’émerger, de se faire une place.
©Elena Guinzbourg, restaurant Vitello d’Oro à Udine
Prendre du recul et prendre le temps aussi ?
Exactement. Prendre le temps pour prendre conscience et accepter de ne pas avoir la solution tout de suite. Cela implique d’être plus relâchée, plus flexible, ce qui n’est pas facile lorsque l’on est habituée à une régularité de vie extrême. Mais le rythme est aussi important, comme le fait de s’investir dans quelque chose, de poursuivre ses objectifs. Il faut juste trouver de la flexibilité au milieu de tout ça.
Vous avez indiqué vouloir arrêter les compétitions d’ici quelques années. Cette absence de rythme, justement, vous fait-elle peur ?
Je suis consciente que ma vie va bientôt changer, peut-être dans deux ou trois ans. D’ici là, je vais essayer de vivre la fin de ma carrière de manière épanouie en profitant de ce que j’ai encore devant moi comme skieuse, mais aussi avec un sentiment d’émerveillement pour ce qui viendra après.
C’est vrai que maintenant je me sens plus à l’aise pour dire non. J’ai conscience de ce que j’accepte dans ma vie d’athlète et cela me donne un sentiment d’apaisement. Mais au terme de ma carrière, tout cela changera. Me lever sans la pression de devoir performer sera déjà quelque chose d’incroyable à vivre.
Dans ce nouvel équilibre de vie encore en construction, avez-vous réussi à trouver un lieu refuge, un endroit où vous vous sentez chez vous ?
J’ai connu mon mari à Udine et, dans cette ville, je me suis sentie pour la première fois à la maison dans ma vie d’adulte. Nous avons acheté notre première maison là-bas et c’est l’endroit où je me ressource.
Les compétitions procurent une adrénaline particulière, où allez-vous puiser cela une fois la page tournée ?
Les émotions que l’on vit en courses sont en effet très difficiles à retrouver ailleurs. Mais tellement d’autres sensations existent ! La vie est bien plus riche que ça.
J’ai conscience d’avoir une chance incroyable de vivre cela, mais je n’aurai pas de regrets en repensant à ces émotions particulières. Car je sais, et c’est déjà le cas, que je vais côtoyer tellement d’autres sentiments.
Et l’énergie de gagner, elle, est-elle toujours présente ?
Oui, mais je ne veux plus seulement gagner. Je veux être contente de gagner.